ARCHIVÉ – Capital social et entrée sur le marché du travail des nouveaux immigrants au Canada

2. Analyse documentaire

2.1 Définition et mesure du capital social

Au cours des deux dernières décennies, le concept de capital social est devenu très populaire, et il est utilisé dans plusieurs disciplines faisant partie des sciences sociales. Il a été employé de façons diverses, et les définitions de capital social diffèrent selon le domaine d’étude. Dans les contextes de recherche en sociologie et en sciences politiques, le capital social se définit généralement comme des réseaux de relations sociales caractérisés par des normes de confiance et de réciprocité (Bourdieu, 1993; Putman, Leonardi et Nanetti, 1993) dont les avantages sont bénéfiques aux deux parties. (Lochner et coll., 1999; Stone et coll., 2003). Par exemple, Coleman a défini le concept classique de structure sociale comme « facilitant certaines actions d’acteurs à l’intérieur de cette structure » (Coleman 1988, p. 98). Le concept inclut les relations horizontales familières et les organisations hiérarchiques verticales, mais également les relations et les structures institutionnelles. En plus de cette définition, les économistes mettent l’accent sur la contribution du capital social à la croissance et au rendement économiques pour les individus, les collectivités et l’économie générale (p. ex. Chou, 2006; Iyer, Kitson et Toh, 2005). Certains considèrent la structure sociale comme des relations économiques intégrées à un réseau d’activités sociales, tandis que d’autres considèrent que ce sont les réseaux qui constituent la structure sociale.

Utiliser le terme « capital » laisse supposer qu’il s’agit d’un bien économique et non pas d’un acquis naturel. Le capital social se construit en s’y investissant et en y participant. Le terme capital social est bien connu, mais sa définition précise a fait l’objet de nombreux débats, surtout chez les économistes (p. ex. Arrow, 2000; Solow, 2000). À l’heure actuelle, il n’existe aucun consensus sur cette question; mais comme l’a souligné Durlauf (2002), les différentes théories sous-jacentes ne semblent pas s’opposer.

Parmi les définitions possibles du capital social, celle fondée sur les réseaux a été reprise très souvent par les chercheurs en socioéconomie (p. ex. Montgomery, 1991; Woolcock, 2000; Rose, 2000). Dans ce contexte, les mesures de capital social sont essentiellement des mesures de réseaux. Bourdieu (1985) décompose le capital social en deux éléments : d’une part, la relation sociale proprement dite, et d’autre part, l’étendue du réseau des liaisons (nombre d’individus) et sa qualité. Les mesures utilisées pour déterminer les réseaux varient considérablement, mais la plupart des tenants de ces approches partagent le point de vue de Bourdieu, selon lequel les mesures du capital social doivent tenir compte de la structure et du contenu des réseaux. Stone (2001) distingue clairement ces deux concepts. La structure renferme la taille et la densité, tandis que le contenu mesure la qualité des relations et la confiance dans la structure même. Dans cette optique, le capital social peut se concevoir comme « la structure multipliée par le contenu » (Stone, 2001). De plus, Stone, Gray et Hughes (2003) poussent plus loin l’analyse en fournissant des mesures multidimensionnelles du capital social et en évaluant l’impact de la structure et de la qualité des réseaux sociaux. La présente étude s’appuiera sur le concept de réseau et une mesure multidimensionnelle du capital social similaire.

2.2 Liens existants entre le capital social et les résultats sur le plan professionnel

De plus en plus de chercheurs qui utilisent le terme « capital social » reconnaissent que ces réseaux sociaux peuvent entraîner beaucoup d’effets. Le capital social ou son élément clé – les réseaux sociaux – joue un rôle important dans l’appariement de l’immigrant avec le marché du travail. Le capital social peut faciliter l’accès à l’emploi et les transitions de carrière de l’immigrant, mais les chercheurs ne le conceptualisent pas toujours explicitement ainsi. Le rôle du capital social sur le marché du travail a fait l’objet d’un grand nombre de recherches publiées en sociologie (p. ex. Lin, 1999), mais les applications empiriques restent encore limitées. Qui plus est, en raison des difficultés conceptuelles éprouvées dans la quantification du capital social et des limites des mesures du capital social dans les données existantes, il existe peu d’études économiques sur l’impact que peut avoir le capital social sur les résultats au plan professionnel.

Dans les études économiques publiées à ce jour, les chercheurs ont surtout analysé les effets théoriques des liens sociaux sur la participation au marché du travail et les processus de recherche d’emploi selon les modèles d’appariement des compétences et des emplois (p. ex. Montgomery, 1991; Cahuc et Fontaine, 2002). Une attention particulière a été accordée aux difficultés liées à la mobilité des travailleurs en ce qui a trait à leur situation professionnelle et à leur salaire (Calvó-Armengol et Zenou, 2005). Selon ces modèles théoriques, différents types et modèles de réseaux sociaux appuient la transition du chômage à l’emploi en réduisant le coût de la recherche d’emploi pour les employés et les employeurs éventuels, et en augmentant l’efficacité de l’appariement. Les modèles théoriques soutiennent notamment que le recours à des réseaux pour trouver un emploi est associé à un taux plus élevé d’acceptation d’offres d’emploi (Holzer, 1987), à une satisfaction professionnelle déclarée plus grande (Granovetter, 1995), et à un taux de démission plus faible (Datcher, 1983), mais pas nécessairement à des salaires plus élevés (Granovetter, 1995) ni à de nouveaux effets externes (Fontaine, 2003).

Sur le plan empirique, des études ont examiné l’efficacité des réseaux par rapport à la qualité des emplois, mesurée en fonction du salaire principalement. Granovetter (1973) révélait dans ses premiers travaux que si les réseaux sociaux immédiats (parenté et amis proches) ont une incidence sur les transitions de carrière, elle n’est pas comparable à l’effet positif des liens faibles (relations avec des collègues de travail par exemple) sur l’avancement professionnel et les salaires. Inversement, Montgomery (1992) a établi que l’utilisation de réseaux a une incidence positive sur la transition de carrière, mais il n’est pas question de salaires plus élevés, même lorsque des liens faibles sont utilisés.

En résumé, les données laissent supposer que le capital social a une incidence sur les résultats au chapitre professionnel, en particulier les transitions de carrière. On a déterminé de façon empirique que le rôle du capital social dans la situation de l’immigrant sur le marché du travail et ses revenus est l’une des forces motrices des différences individuelles, conjointement avec le capital humain et les facteurs externes. Toutefois, les résultats des mesures diffèrent grandement lorsqu’il s’agit de définir les réseaux sociaux et les questions de sélection à l’étape de l’interprétation des résultats de ces études; les effets économiques des réseaux sociaux demeurent donc une question empirique ouverte.

2.3 Le capital social dans le contexte de l’intégration des immigrants au marché du travail

On s’attend normalement à ce que les réseaux sociaux facilitent l’intégration des immigrants dans les pays d’accueil. Récemment, des chercheurs ont indiqué qu’un plus grand bien-être économique ne suffit pas à produire des résultats positifs sur le plan de l’intégration, mais le capital social, défini comme des réseaux sociaux liés tant à la structure qu’à la qualité des interactions sociales, joue un rôle essentiel dans le processus d’intégration des immigrants (Kunz, 2005).

Des données indiquent que le capital social influe de façon importante sur la situation économique des immigrants, surtout pendant les premières années. Des données provenant de l’Australie (Giorgas, 2000) et des États-Unis (Amuedo-Dorantes et Mundra, 2004) révèlent que l’ethnicité et les réseaux sociaux ont joué un rôle important dans l’intégration économique des immigrants. Selon Giorgas, les groupes dont les frontières culturelles étaient plus marquées ont utilisé plus efficacement le capital social. Amuedo-Dorantes et Mundra montrent que les réseaux sociaux ont un impact, non pas seulement sur la probabilité de trouver un emploi, mais qu’ils jouent aussi un rôle important de facilitateur de l’assimilation économique des immigrants mexicains aux États-Unis en favorisant des salaires horaires plus élevés. En règle générale, les réseaux sociaux procurent un abri temporaire contre le chômage pour les nouveaux arrivants et le capital social a des impacts différents selon les groupes d’immigrants.

La plupart des études sur les liens existants entre le capital social des immigrants et leurs résultats sur le plan professionnel traitent de la situation aux États-Unis. Les données sur l’emploi, le salaire et le détail de la structure du réseau social sont assez rares, alors la plupart des études se concentrent sur un groupe donné d’immigrants et remplacent le capital social par des données sur les méthodes de recherche d’emploi qui s’appuient sur le réseau. Par exemple, Livingston (2006) a utilisé les données du Mexican Migration Project (MMP) pour déterminer les effets des réseaux chez les immigrants mexicains travaillant aux États-Unis. Munshi (2003) s’est également appuyé sur les données du MMP pour déterminer les effets des réseaux sur les immigrants mexicains qui font partie de la population active aux États-Unis. Il a utilisé la variation dans le temps au sein de chaque réseau des communautés d’immigrants de la même origine ethnique afin d’en analyser les effets. Sanders, Nee et Sernau (2002) se sont penchés sur l’incidence qu’a le fait de se fier à des relations interpersonnelles dans la recherche d’emploi sur les résultats professionnels des immigrants d’origine asiatique dans la grande région de Los Angeles. Beaman (2007) s’est  particulièrement intéressé aux réfugiés réinstallés aux États-Unis et le lien existant entre la taille d’un réseau social, la situation d’emploi de ses membres et leurs résultats sur le plan professionnel.

Au Canada, malgré la présence d’une grande population immigrante, il a été fait peu de cas jusqu’ici des liens pouvant exister entre les réseaux sociaux et les résultats des immigrants sur le plan professionnel. Cette situation est probablement due aux limites des données existantes; en effet, les recherches, au Canada, se limitent à des études qualitatives et à des analyses de cas qui étudient principalement les petits groupes. Par exemple, Marger (2001) a révélé que les gens d’affaires immigrants, au Canada, ne s’étaient que très peu fiés à leur capital social de réseaux ethniques et de liens familiaux pour exploiter leur entreprise, selon une enquête menée auprès de 70 entrepreneurs, en Ontario, de 1993 à 1995. Les résultats de Bauder (2005) montrent que les immigrants d’origine sud-asiatique ont bâti des réseaux ethniques afin de surmonter les obstacles qui se dressent devant eux sur le marché du travail, tandis que les immigrants de l’ex-Yougoslavie étaient réticents à faire appel à leurs relations personnelles pour chercher un emploi.

En ce qui concerne les réseaux sociaux et les résultats des immigrants sur le plan professionnel, une questions souvent débattue est l’interprétation de la présence importante d’immigrants de même origine dans le capital social des groupes d’immigrants. L’un des arguments influents présentés est que les liens noués avec la famille, les amis et  les habitants du quartier (« formation de liens affectifs ») aident la personne à s’en tirer, tandis que les réseaux qui s’entrecroisent ou dont la composition est diversifiée contribuent à améliorer le sort de l’immigrant (Narayan 1999; Woolcock 2000; Stone, Gray et Hughes 2003). Toutefois, dans le contexte de l’intégration des immigrants, peu d’études jusqu’ici ont montré qu’un réseau social hétérogène permette à l’immigrant d’obtenir de meilleurs résultats sur le plan professionnel qu’un réseau homogène.

Un ensemble d’études sur des sujets similaires ont produit des données sur cette question en remplaçant le capital social par les caractéristiques du groupe ethnique et du quartier. Il peut exister des différences importantes dans l’effet des réseaux sociaux sur le statut professionnel et les salaires des immigrants, selon la définition qu’on leur donne et les méthodes de mesure choisies. Par exemple, utilisant la langue maternelle comme indicateur des réseaux sociaux, Bertrand, Luttmer et Mullainathan (2000) ont découvert que ces réseaux sociaux influent sur la participation au régime d’aide sociale aux États-Unis. Chiswick et Miller (1996) ont mesuré les réseaux sociaux en fonction du degré de concentration linguistique dans la région où habite l’immigrant aux États-Unis et ont conclu que la concentration de la langue maternelle a un effet néfaste sur le revenu. Borjas (1995) s’est intéressé à un seul élément du capital social : le capital ethnique, mesuré en fonction de la ségrégation résidentielle des groupes ethniques. Il a constaté que les quartiers ethniques ont un effet négatif sur la situation économique des immigrants aux États-Unis. Warman (2005) a utilisé l’indicateur d’ethnicité de Borjas -- soit la concentration de membres du même groupe ethnique dans les quartiers entre 1990 et 2000 – pour prouver l’incidence néfaste des enclaves, selon le pays de naissance, sur la croissance du revenu des immigrants pendant une période de dix ans au Canada. Même si les résultats révèlent que les enclaves ont un effet négatif sur la croissance du salaire, peu de données attestent les effets des enclaves sur les transitions dans l’emploi. Warman souligne aussi que la concentration ethnique n’a pas le même effet sur les différentes cohortes de nouveaux arrivants : un effet positif sur la croissance du salaire des cohortes plus récentes et un effet négatif pour les cohortes précédentes.

Il est à noter aussi que la documentation existante sur les résultats des immigrants sur le plan professionnel porte surtout sur les revenus pour mesurer les résultats économiques; peu d’études appliquent le concept de capital social à la probabilité de trouver un emploi. Si l’on considère les différentes mesures des résultats sur le plan professionnel utilisées et la disparité des définitions et des mesures de réseaux sociaux, le rôle du capital social dans le processus d’intégration de l’immigrant demeure inconnu.

2.4 Recherches s’appuyant sur l’Enquête longitudinale auprès des immigrants du Canada (ELIC)

La vague 1 de l’ELIC a été utilisée pour étudier le choix d’habitation des immigrants (Renaud, Bégin, Ferreira et Rose, 2006) et leur migration interprovinciale (Mendez, Hiebert et Wyly, 2006), mais sans inclure les réseaux sociaux dans les analyses. Par contre, l’impact du réseau social a suscité un certain intérêt pour les recherches sur la migration intracanadienne (Houle, 2006). Houle s’est appuyé sur les microdonnées des vagues 1 et 2 de l’ELIC pour examiner la migration interne des participants à l’ELIC dans le cadre d’une analyse de la survie. Son analyse comprenait plusieurs indicateurs de réseaux sociaux : présence et lieu du réseau à l’arrivée, origine des nouveaux amis et participation à des associations. L’auteur a conclu que la proximité géographique détermine de façon marquante la migration des immigrants à l’intérieur du Canada, à l’opposé d’autres indicateurs de réseaux sociaux qui n’indiquent aucun effet important. Bien que les éléments structurels des réseaux aient été pris en compte, leur mesure n’a pas été incluse dans une catégorie spécialement consacrée aux types de réseaux. La présente recherche est l’une des premières à examiner les effets des réseaux sur les résultats des immigrants sur le plan professionnel en s’appuyant sur les trois vagues complètes de l’ELIC.

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