« Vies parallèles » ou « superdiversité »? Exploration des enclaves ethnoculturelles à Montréal, à Toronto et à Vancouver en 2011

Les copies du rapport circonstancié sont disponibles sur demande à Research-Recherche@cic.gc.ca.

Abrégé

Les données de l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011 et du fichier d’établissement des immigrants ont été regroupées dans le but d’examiner les caractéristiques des quartiers enclaves et autres quartiers de Montréal, Toronto et Vancouver. Cette étude montre que le taux de croissance des enclaves à Montréal est modeste par rapport aux cas de Toronto et de Vancouver. On a observé de grands écarts dans la propension de groupes donnés à vivre dans des enclaves : de manière très générale, ces quartiers de la ville sont le plus étroitement associés à une population d’ethnie chinoise ou sud-asiatique, les autres groupes étant relativement moins portés à résider dans des enclaves. En revanche, le rapport entre la catégorie d’immigrant à l’admission et les enclaves est moins marqué, la tendance à vivre dans ces quartiers étant légèrement plus élevée chez les immigrants de la catégorie du regroupement familial, et inférieure chez les réfugiés. En général, les résidants des enclaves possèdent une culture distincte, et ont beaucoup plus tendance à utiliser une langue autre que les langues officielles à la maison. À Montréal, ils ont également tendance à éprouver des difficultés économiques. Les caractéristiques socioéconomiques des résidants des enclaves de Toronto et de Vancouver sont plus variées et leurs taux de chômage sont relativement plus élevés que dans le cas des résidants des autres quartiers, mais leurs niveaux de scolarité sont semblables et, fait surprenant, ils sont plus nombreux à être propriétaires de leur domicile. Dans les trois villes, les enclaves forment des paysages d’une diversité ethnoculturelle complexe. Les données analysées dans le cadre de la présente étude semblent révéler que les enclaves n’empêchent pas l’intégration socioéconomique, voire qu’elles pourraient la favoriser dans une certaine mesure par l’accès à des possibilités d’emploi dans les « économies ethniques » et par la facilitation de l’établissement de réseaux sociaux denses qui sont source de capital social pour leurs résidants.

Sommaire

Deux modèles de développement des enclaves sont présentés au début du présent rapport : les enclaves formant des espaces sociaux relativement monolithiques où des groupes minoritaires vivent isolés de la culture dominante et les uns des autres (« vies parallèles »), et les enclaves formant des espaces « superdiversifiés » qui abritent des populations très disparates. Entre autres thèmes importants, la présente étude vise à déterminer lequel de ces modèles décrit le mieux la géographie sociale des trois villes canadiennes qui accueillent le plus d’immigrants : Montréal, Toronto et Vancouver.

L’étude doit être considérée comme le dernier volet d’une série de rapports qui font partie d’un plus vaste programme de recherche, dans le cadre duquel nous avons tenté de comprendre ce que nous appelons le nouvel ordre résidentiel des régions métropolitaines canadiennes. Le premier rapport a relevé et analysé le développement des enclaves à Montréal, Toronto et Vancouver de 1996 (date du premier recensement qui a eu recours au concept de groupes minoritaires visibles) à 2006. Le deuxième rapport a comparé les modèles d’établissement de groupes minoritaires de Blancs et de minorités visibles (montrant que les minorités visibles ne sont pas plus enclines à s’installer dans des quartiers où vit le même groupe ethnique que les groupes minoritaires de Blancs choisis à des fins de comparaison), et les différences dans la géographie résidentielle des Canadiens des première, deuxième et troisième générations. Le troisième rapport portait sur des prévisions, qui projetaient la trajectoire d’évolution des géographies sociales de Montréal, Toronto et Vancouver de 1991 à 2006, dans l’avenir proche, et jusqu’en 2031.

Le présent rapport ajoute des éléments importants à nos connaissances sur la géographie sociale des immigrants et des minorités visibles à plusieurs égards :

  • Les données de l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de 2011 sont utilisées pour déterminer si l’ampleur et la nature du développement d’enclaves observées jusqu’en 2006 se sont maintenues au cours des dernières années;
  • Les données du fichier d’établissement des immigrants (FEI) de Citoyenneté et Immigration Canada ont été couplées avec les renseignements de l’ENM pour nous procurer, pour la première fois, une indication de la dynamique résidentielle des différentes catégories d’immigrants;
  • Les changements dans les modèles résidentiels des immigrants et des membres de minorités visibles de 2006 à 2011 sont utilisés pour évaluer l’utilité des prévisions pour 2031 présentées dans un rapport précédent.

Autre particularité importante de ce rapport (commune aux trois autres qui l’ont précédé) : l’examen des paysages résidentiels, y compris des enclaves, est réalisé à l’aide des meilleures données statistiques disponibles. Cela nous permet d’évaluer bon nombre des hypothèses et stéréotypes qui circulent fréquemment à propos de ces parties des villes canadiennes.

L’étude repose sur une typologie des quartiers qui classe chaque secteur de recensement (SR) à Montréal, Toronto et Vancouver dans l’une de cinq catégories selon la proportion de minorités visibles dans la population du SR et la présence ou l’absence d’une minorité visible dominante dans le SR. En termes généraux, les cinq types de quartier sont les suivants :

  • Les deux premiers types comptent des populations à majorité blanche (80 % ou plus dans le premier cas et de 50 à 80 % dans le deuxième);
  • Les résidants faisant partie de minorités visibles constituent la majorité de la population (c.-à-d. que ce sont des quartiers comptant une majorité de minorités), dans les trois autres types, les quartiers comptant de 50 à 70 % des membres de minorités visibles formant le troisième type;
  • Les enclaves sont définies comme des lieux où au moins 70 % de la population fait partie des minorités visibles;
  • Il existe deux catégories d’enclaves, celles qui abritent une population très variée sur le plan ethnoculturel et celles qui sont associées à un groupe dominant.

La recherche pour ce projet visait à répondre aux questions suivantes :

  1. Les enclaves deviennent-elles de plus en plus marquées dans ces régions métropolitaines (autrement dit, la trajectoire d’évolution de 1996 à 2006 s’est-elle poursuivie au cours des cinq années suivantes)?
  2. Dans quelle mesure les immigrants et les membres de minorités visibles données vivent-ils dans des enclaves? En quoi ces tendances sont-elles associées à des catégories d’immigrants et à des groupes religieux?
  3. Quels sont les profils socioéconomiques des différents types de quartier?
  4. Quel est le degré de diversité ethnoculturelle dans les enclaves par rapport au reste de la ville?
  5. Existe-t-il des différences systémiques entre les membres de minorités visibles selon qu’ils vivent à l’intérieur ou à l’extérieur d’enclaves?
  6. Quel est le rapport entre les enclaves et la pauvreté?

On a relevé des différences importantes dans les contextes de Montréal, de Toronto et de Vancouver. L’échelle diffère considérablement entre les trois villes. Le taux d’immigrants et de membres de minorités visibles varie de façon similaire dans les trois villes. Les trois attirent par ailleurs des types d’immigrants quelque peu différents. Enfin, on observe de profondes différences dans les marchés de l’habitation des trois villes. Le degré de développement des enclaves de 1996 à 2006 a été modeste à Montréal, mais assez rapide à Toronto et à Vancouver.

Le nouvel ordre résidentiel est tout particulièrement apparent à Toronto et à Vancouver et est caractérisé par deux trajectoires d’évolution simultanées : la formation d’un plus grand nombre d’enclaves et, parallèlement, l’expansion de la diversité ethnoculturelle dans tous les quartiers de la ville. À première vue, ces évolutions semblent contradictoires. Comment peut-on en effet avoir, d’une part, de plus vastes paysages à dominance ethnoculturelle et, d’autre part, la diversité ethnoculturelle? Ce phénomène est possible, car les enclaves peuvent abriter — et très souvent abritent — à la fois des groupes dominants et des populations très diversifiées.

Résultats de la nouvelle étude

Les données de 2011 révèlent une grande continuité dans les modèles d’évolution observés dans les villes canadiennes. Plus précisément, les modèles observés en 2011 sont très similaires aux types de changement qui se sont produits de 1996 à 2006. Cela montre également que la géographie sociale des trois villes en 2011 correspond de façon assez fidèle aux prévisions des cinq premières années qui ont été établies sur ce que seront les paysages sociaux de Montréal, de Toronto et de Vancouver en 2031.

Pour revenir aux grandes questions énoncées précédemment, nous constatons que :

  1. Le rythme de croissance des enclaves à Montréal de 2006 à 2011 est demeuré lent par rapport à Toronto et à Vancouver. Cela peut indiquer la présence d’un effet cumulatif; autrement dit, une fois que l’ampleur du développement d’enclaves est relativement importante, un plus grand nombre de personnes gravitent vers ces quartiers.
  2. On a observé une grande variabilité dans la propension des membres de minorités visibles données à résider dans des enclaves. Les immigrants récents sont attirés de manière disproportionnée dans ces quartiers, de même que les personnes admises au Canada grâce au parrainage par un membre de la famille. Les réfugiés, cependant, ne sont pas particulièrement associés aux enclaves. La propension des personnes entrées au Canada à titre d’aides familiaux résidants à s’établir dans une enclave est particulièrement élevée à Montréal, alors que cette tendance est complètement absente à Toronto et à Vancouver. Lorsque nous étudions le lien entre les enclaves et l’affiliation religieuse, nous constatons que les personnes se déclarant de religion non chrétienne sont davantage enclines à vivre dans des enclaves (à une exception près : c’est l’opposé dans le cas des adeptes du judaïsme). En général, les musulmans et les bouddhistes (religions qui attirent des fidèles de nombreuses cultures) sont beaucoup plus dispersés dans la ville que les hindous et les sikhs (religions qui sont davantage rattachées à l’appartenance ethnoculturelle).
  3. Les caractéristiques socioéconomiques des résidants des enclaves sont assez distinctes de celles des résidants des autres quartiers de la ville, bien qu’il y ait certaines exceptions importantes à ce phénomène. C’est à Montréal que nous observons le modèle le plus clair, selon lequel les personnes bénéficiant d’une bonne situation socioéconomique ne vivent pas, en général, dans des enclaves, les résidants des enclaves étant caractérisés par : un plus faible niveau de scolarité, une plus grande utilisation d’une langue autre que les langues officielles à la maison, un taux de chômage plus élevé, des revenus plus faibles, un plus faible nombre de propriétaires de domicile, des logements plus populeux et une plus grande probabilité de connaître la pauvreté. Il est important toutefois de se rappeler que peu de résidants de Montréal vivent dans des enclaves. En revanche, les enclaves de Toronto et de Vancouver sont beaucoup plus populeuses, mais le degré de marginalisation socioéconomique dans ces quartiers est faible, et bien qu’ils affichent le caractère distinct sur le plan culturel et certaines des caractéristiques socioéconomiques qu’on observe à Montréal, les résidants des enclaves de Toronto et de Vancouver ont un niveau de scolarité assez élevé et sont très nombreux à être propriétaires de leur domicile. Les enclaves de ces villes semblent associées aux aspirations de la classe moyenne.
  4. Le niveau de diversité ethnoculturelle dans les enclaves est aussi élevé que dans le reste de la ville, en particulier à Montréal et à Toronto (et dans une mesure un peu moindre à Vancouver). En règle générale, les enclaves sont des cadres résidentiels « superdiversifiés », à l’instar des autres quartiers de la ville, bien que la nature de la diversité y soit principalement associée à la variété des groupes de minorités visibles. Les enclaves comptent, par définition, relativement peu de résidants blancs.
  5. À Montréal, les enclaves sont étroitement associées à la pauvreté, pratiquement tous les quartiers enclaves faisant partie intégrante du très vaste paysage des ménages pauvres dans cette région métropolitaine. À Montréal, la pauvreté chez les immigrants et les membres de minorités visibles semble être le facteur déterminant du développement des enclaves. À Toronto et à Vancouver, les forces motrices de ce phénomène sont beaucoup plus complexes. Il existe peu d’enclaves à Toronto ayant les mêmes caractéristiques que celles de Montréal (on les trouve habituellement dans les vastes complexes de logements sociaux au cœur de la ville ou dans les banlieues à distance moyenne de Toronto), mais pour la plupart, tant à Toronto qu’à Vancouver, les enclaves semblent être associées à l’accession à la propriété. Autrement dit, des enclaves se forment lorsque des membres de minorités sont attirés dans les quartiers où le prix d’achat des domiciles est le plus abordable (bien qu’il existe des exceptions à cette règle).
  6. Lorsque nous comparons les caractéristiques des personnes de minorités visibles à faibles revenus, vivant à l’intérieur ou à l’extérieur d’enclaves, nous constatons — en particulier à Toronto et à Vancouver — que ces sous-groupes ne sont pas particulièrement différents. Fait plus important, dans les trois régions métropolitaines, on compte un plus grand nombre de membres de minorités visibles pauvres à l’extérieur qu’à l’intérieur des enclaves. Cela laisse entendre que les enclaves ne jouent pas un rôle déterminant dans la pauvreté systémique de certains membres des minorités visibles dans les villes canadiennes. Autrement dit, les enclaves ne constituent pas la cause du problème de la pauvreté de certaines personnes. Il est également intéressant et important de noter que les personnes vivant dans des enclaves où vit un groupe ethnique dominant sont en fait moins susceptibles de connaître la pauvreté que les résidants des enclaves dont la composition ethnoculturelle est plus variée. Les grands groupes peuvent apparemment offrir des avantages socioéconomiques à leurs membres, peut-être grâce à la formation d’économies internes au groupe ou, plus généralement, en favorisant le capital social.

Les grandes conclusions de cette étude sont les suivantes :

  • Les paysages sociaux des villes canadiennes les plus grandes s’apparentent davantage au modèle d’enclaves « superdiversifiées » qu’au modèle de « vies parallèles ».
  • Nous semblons assister à une reconfiguration générale de la géographie sociale de ces lieux, en particulier à Toronto et à Vancouver, qui tend vers un nouvel ordre résidentiel caractérisé par un plus grand nombre d’enclaves et également une plus grande microdiversité au sein des quartiers résidentiels.
  • Les enclaves ne semblent pas contribuer au défi représenté par l’intégration socioéconomique pour les nouveaux arrivants ou les membres des minorités visibles dans les villes canadiennes. Il est, en fait, possible qu’elles facilitent l’intégration socioéconomique.
  • Parallèlement, nous devons nous garder de faire des généralisations abusives sur les environnements sociaux très complexes des enclaves. Bien que nous ayons relevé des exemples d’enclaves qui sont le berceau d’environnements socioéconomiques particulièrement pauvres, ce n’est pas le cas de la majeure partie des enclaves.

Ces résultats sont naturellement le produit des données disponibles. Si nous disposions de données supplémentaires, nous pourrions acquérir une compréhension plus approfondie de plusieurs aspects du phénomène. Trois secteurs particulièrement prometteurs pour une recherche approfondie seraient les suivants :

Parmi les surprises que nous a réservées cette étude (et les premières phases du programme de recherche global), nous avons constaté que les enclaves semblent associées à la marginalisation socioéconomique à Montréal — où les enclaves sont les moins développées — et moins à Toronto et à Vancouver — où elles forment des éléments plus dominants du tissu social urbain. Cela nous a conduits à avancer que les enclaves, particulièrement les enclaves dominées par un seul groupe, peuvent faciliter l’intégration socioéconomique. Il serait utile de mettre cette conjecture à l’épreuve en appliquant la même lentille d’analyse à Ottawa-Gatineau, Calgary, et Edmonton, régions métropolitaines qui (à l’instar de Montréal) n’ont pas connu la même croissance du paysage des enclaves que Toronto et Vancouver.

Il serait très utile de vérifier si les enclaves sont véritablement des « lieux d’aspiration de la classe moyenne », comme nous l’avons suggéré à la lumière des données examinées pour cette étude. Cette démarche serait possible en commandant des totalisations spéciales de l’Enquête sociale générale pour les populations vivant à l’intérieur ou à l’extérieur d’enclaves, ce qui nous permettrait de beaucoup mieux comprendre les attitudes et les identités sociales dans ces différents paysages sociaux.

La conjecture selon laquelle les enclaves peuvent faciliter l’intégration socioéconomique pourrait être mise à l’épreuve à l’aide de données longitudinales, qui permettraient de comparer sur une période de dix ans, disons, les trajectoires socioéconomiques des personnes qui : sont restées dans des enclaves, ont déménagé dans des enclaves depuis d’autres quartiers, n’ont jamais vécu dans des enclaves ou ont quitté des enclaves pour s’installer dans d’autres quartiers de la ville (des comparaisons du premier et du quatrième de ces sous-groupes seraient particulièrement instructives).

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